Maroc - LE TEMPS - Tous - 01/May 16:19

Comédienne somptueuse, Davide-Christelle Sanvee a fêté à sa façon les 60 ans du Théâtre de Vidy

La jeune artiste a offert avec «Veni, Vidy, Vici» une histoire renversante du bâtiment de Max Bill, inauguré à l’Exposition nationale de 1964. Récit d’une soirée où tout s’enflammeLa clairvoyance d’une prophétesse des ombres. La formidable Davide-Christelle Sanvee, 30 ans, a recousu à sa façon cinglante l’histoire du Théâtre de Vidy à Lausanne. Mardi, le bâtiment conçu par Max Bill pour l’Exposition nationale de 1964 fêtait ses 60 ans. L’artiste suisse d’origine togolaise offrait, elle, l’ultime représentation de son Veni, Vidy, Vici, effeuillage aussi renversant que brûlant de la mémoire des lieux. Le public qui se pressait à l’entrée de la salle 76 – la Passerelle – ne s’y est pas trompé: à la fin de la représentation, sous le ciel de la place des Arts, il a ovationné cette diseuse d’aventure.Lire: Davide-Christelle Sanvee, l’escalade choc d’une performeuse au cœur de l’Hôtel de ville à GenèveLa voyance sublimée en dispositif. Davide-Christelle Sanvee s’est imprégnée de l’histoire de cette structure démontable à l’origine, construite sur une berge soustraite au lac. A son inauguration, le 30 avril 1964, personne n’imaginait que ce bâtiment fonctionnel, cœur fervent du secteur «Eduquer et créer», survivrait à la célébration de la modernité made in Switzerland et que, soixante ans plus tard, il rayonnerait toujours, agrandi et modernisé, manufacture d’une création suisse et européenne. La performeuse s’est intéressée à l’envers de cette fortune, à la doublure de cette renommée. Pourquoi ce _Veni, Vidy, Vici_ est-il si prenant? Parce que tout y respire l’intelligence d’une construction où le renversement de perspectives est la loi. Trois actes, autant de stations, chacune coiffée par l’un des termes du titre. _Veni_? Vous y êtes, justement, dans la boîte noire d’une mauvaise conscience qui remonte comme les eaux d’un marais. Assis en tailleur dans la salle 76, équipé aussi d’un casque audio, vous êtes captif d’une voix de rebelle de nos nuits, remontée contre les mensonges des siècles. ### Un zoo humain à Lausanne C’est Davide-Christelle Sanvee qui se glisse ainsi dans les coursives d’un passé soudain recadré. Vous la cherchez des yeux. Et vous la discernez, oui, là, au-dessus de vous, sur les passerelles de la salle, comme une sentinelle, magnétique dans sa robe or et rouille. Elle arpente les sixties et chaque pas est une vision, celle d’un grand boom économique, d’une foi dans l’avenir que l’Exposition nationale de 1964 proclame, d’une arrogance aussi à se poser en maître du monde, en éducateur des peuples. Quelle vanité! Et quelle violence en réalité. Le Théâtre de Vidy est une trappe qui masque une autre scène, refoulée celle-ci, parce qu’ignoble, suggère la mémorialiste. En 1925, le Comptoir suisse de Lausanne offrait à ses visiteurs le spectacle d’un village africain, un zoo humain. Des familles allaient s’étonner de la façon de vivre «presque comme elles» de ces gens-là. Davide-Christelle Sanvee raccorde des circuits que vous n’aviez pas envisagés. Et vous projette dans cette posture-là, celle de l’«autre», dévisagé, atomisé par un regard rempli de lui-même, aveugle parce que noyé dans sa suffisance. Mais la voici parmi vous, insolente comme toute revenante qui se respecte. D’un doigt de magicienne ulcérée, elle désigne un spectateur, puis un autre. Et sur un écran géant, ce sont nos visages filmés qui transpirent, gênés, confus, rieurs, tandis que la voix de la comédienne pique, portée par une musique qui chamboule les âmes. Vous êtes le cœur de la tragédie soudain, réifié à votre tour. ### Les larmes des patriarches Au deuxième acte, vous êtes devant Vidy, la paroi en inox du bâtiment reconstituée dans le foyer. Davide-Christelle anime les mânes de la maison. Max Bill le bâtisseur, Charles Apothéloz le fondateur, René Gonzalez le patron visionnaire revivent en marionnettes. Le directeur actuel, Vincent Baudriller, parade lui aussi en pantin. Ils palabrent, ces parrains tout-puissants, puis s’effondrent en larmes comme des bambins pris en faute. Cette partie est moins inspirée, plus expéditive. Mais elle prépare au grand saut de _Vici,_ à la surprise de la cour des Arts. Vous êtes assis alors en face du bâtiment. Dans les oreilles, les vagues musicales d’un film catastrophe. La troisième guerre mondiale est passée par là et vingt ans avec. C’est Davide-Christelle Sanvee qui le dit, tout là-bas, sur le toit du théâtre. Elle entérine la fin d’un monde. Le lac qui prend sa revanche sur l’orgueil des pionniers. Voyez comme Vidy fume de partout, ces éclairs qui balafrent sa façade. Et elle, l’étrangère somptueuse dans sa tenue rouille, qui dévoile la nouvelle vie du grand-œuvre de Max Bill. Il flotte désormais tel le paquebot et des rhapsodes y complotent. C’est l’arche de Davide-Christelle Sanvee. Il libère des courants, élargit les deltas de nos représentations. La prophétesse des ombres est pleine d’éclats. Lire encore: Christophe Honoré, Léonora Miano, Vincent Macaigne, têtes d’affiche volcaniques au Théâtre de Vidy